La présence
Ce que l'art peut donner à percevoir
Quelques thèmes de réflexion
Retrouvez, dans la série des arbres de Mondrian cette profondeur et cette justesse de la présence dont parle Bonnefoy
Mise en situation
Regardez, à la page précédente, Composition with Large Blue Plane, Red, Black, Yellow, and Gray de Mondrian.
Dans
le cas d'une oeuvre abstraite, peut-on encore parler d'une présence
"comme si rien de ce que nous rencontrons, dans cet instant qui a
profondeur, n'était laissé au dehors de l'attention de nos sens" ?
Et si oui, présence de quoi?
Yves Bonnefoy
Remarques sur le dessin, Mercure de France, 1995, pp. 98-99
[Pour Yves Bonnefoy, l'artiste est celui qui est capable de saisir la "présence" d'une chose: "Le médiocre dessinateur imite par petites touches craintives, discontinues, la masse de la montagne, qu'il a dûment regardée, analysée. Le grand dessinateur se tient, lui, en ce point au-delà de la perception - au centre de ce qui est ..."]
On me demande parfois ce que je nomme présence. Je répondrai: c'est comme si rien de ce que nous rencontrons, dans cet instant qui a profondeur, n'était laissé au dehors de l'attention de nos sens.
Cet arbre: j'en verrais non seulement ces aspects qui se portent au premier plan parce qu'ils me disent que c'est un chêne, non seulement cette forme de ses branches, de sa couronne qui en institue la beauté, non seulement le bouillonnement, à des noeuds dans le bois, des forces qui l'animent, qui le tourmentent; mais que ce rameau-ci a cette longueur, sur le ciel, auprès de cet autre qui est plus court; et que sur le tronc il y a ce déchirement ici, dans l'écorce, et là cet autre; et que là-haut ces oiseaux se posent, et qu'ici, près de moi, ces fourmis vont et viennent, dans leur silence. Je verrais, disons mieux: non une longueur dans la branche, mais que celle-ci se porte jusqu'en ce point et pas plus loin, dans l'espace. Un point qui vaut ainsi comme un absolu, dans l'abîme duquel le hasard se résorbe comme de l'eau dans le sable.
Je verrais, je ne saurais pas que je vois.
Je n'aurais en moi que le trait, parfois gros d'encre, parfois troué de lumière, de ces peintres, orientaux ou occidentaux, qui ont trempé leur pinceau, leur plume, dans la pluie qui ruisselle sur le rocher, dans le vent qui frappe le ciel.
Que ce monde demeure !
Je redresse une branche
Qui s'est rompue. Les feuilles
Sont lourdes d'eau et d'ombre
Comme ce ciel d'encore
Avant le jour. Ô terre,
Signes désacordés, chemins épars,
Mais beauté, absolue beauté,
Beauté de fleuve,
Que ce monde demeure,
Malgré la mort!
Serrée contre la branche
L'olive grise.
Que ce monde demeure,
Que la feuille parfaite
Ourle à jamais dans l'arbre
L'imminence du fruit!
Yves Bonnefoy, Les planches courbes, NRF Gallimard, 2001, pp.25-26