Charité bien ordonnée ?
Quel est le pire des vices,
faire le mal
par méchanceté,
ou le faire par bêtise ?
Bartholomé Esteban, Le jeune mendiant
Quelques thèmes de réflexion
Qu'est-ce que Baudelaire trouve impardonnable
?
Partagez-vous son avis ? Pourquoi ?
Mise en situation
Avez-vous déjà donné de l'argent à un mendiant ? Analysez les raisons de votre geste.
Baudelaire
Petits
Poèmes en prose,
Flammarion, GF, 1987, pp. 136-137
Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux
triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites
pièces d'or ; dans la droite, de petites pièces d'argent ; dans
la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite,
une pièce d'argent de deux francs qu'il avait particulièrement
examinée. " Singulière et minutieuse répartition
! " me dis-je en moi-même. Nous fîmes la rencontre d'un pauvre
qui nous tendit sa casquette en tremblant. - Je ne connais rien de plus inquiétant
que l'éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à
la fois, pour l'homme sensible qui sait y lire, tant d'humilité, tant
de reproches. Il y trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment
compliqué, dans les yeux larmoyants des chiens qu'on fouette. L'offrande
de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui
dis :
" Vous avez raison ; après le plaisir d'être étonné,
il n'en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. - C'était
la pièce fausse ", me répondit-il tranquillement, comme
pour se justifier de sa prodigalité. Mais dans mon misérable
cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures
(de quelle fatigante faculté la nature m'a fait cadeau !) entra soudainement
cette idée qu'une pareille conduite, de la part de mon ami, n'était
excusable que par le désir de créer un événement
dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître
les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une
pièce fausse dans la main d'un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier
en pièces vraies ? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison
? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire
arrêter comme faux-monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie.
Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un pauvre
petit spéculateur, le germe d'une richesse de quelques jours. Et ainsi
ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l'esprit de
mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses
possibles. Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant
mes propres paroles : " Oui, vous avez raison ; il n'est pas de plaisir
plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu'il n'espère.
" Je le regardai dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté
de voir que ses yeux brillaient d'une incontestable candeur. Je vis alors
clairement qu'il avait voulu faire à la fois la charité et une
bonne affaire : gagner quarante sols et le cur de Dieu ; emporter le
paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d'homme charitable.
Je lui aurais presque pardonné le désir de la criminelle jouissance
dont je le supposais tout à l'heure capable ; j'aurais trouvé
curieux, singulier, qu'il s'amusât à compromettre les pauvres
; mais je ne lui pardonnerai jamais l'ineptie de son calcul. On n'est jamais
excusable d'être méchant, mais il y a quelque mérite à
savoir qu'on l'est, et le plus irréparable des vices est de faire le
mal par bêtise.
Accueil | Cours | PhiloSophie
Le mendiant
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s'arrêta devant
Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu.
je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme.»
Victor Hugo, Les Comtemplations