Diderot
Entretien entre d'Alembert
et Diderot
(1769)
Entretien entre d'Alembert et Diderot.
Le rêve de d'Alembert. Suite de l'entretien.
Garnier-Flammarion, 1965
(1/5)
D'ALEMBERT
J'avoue qu'un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l'espace ; un être qui est inétendu et qui occupe de l'étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est unie ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un être dont je n'ai pas la moindre idée ; un être d'une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d'autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c'est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente.
DIDEROT
Pourquoi non ?
D'ALEMBERT
Cela est dur à croire.
DIDEROT
Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair ; mais vous concevez bien que ce n'est pas la seule.
D'ALEMBERT
Assurément. Quelque ressemblance qu'il y ait entre la forme extérieure de l'homme et de la statue, il n'y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l'état de force vive ; c'est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l'état de sensibilité inerte à l'état de sensibilité active.
DIDEROT
C'est que vous ne voulez pas le voir. C'est un phénomène aussi commun.
D'ALEMBERT
Et ce phénomène aussi commun, quel est-il, s'il vous plaît ?
DIDEROT
Je vais vous le dire, puisque vous en voulez avoir la honte. Cela se fait toutes les fois que vous mangez.
D'ALEMBERT
Toutes les fois que je mange !
DIDEROT
Oui ; car en mangeant, que faites-vous? Vous levez les obstacles qui s'opposaient à la sensibilité active de l'aliment. Vous l'assimilez avec vous-même ; vous en faites de la chair ; vous l'animalisez ; vous le rendez sensible ; et ce que vous exécutez sur un aliment, je l'exécuterai quand il me plaira sur le marbre.
D'ALEMBERT
Et comment cela ?
DIDEROT
Comment je le rendrai comestible.
D'ALEMBERT
Rendre le marbre comestible, cela ne me paraît pas facile.
DIDEROT
C'est mon affaire, que de vous en indiquer le procédé. Je prends la statue que vous voyez, je la mets dans un mortier, et à grands coups de pilon...
D'ALEMBERT
Doucement, s'il vous plaît : c'est le chef-d'œuvre de Falconet. Encore si c'était un morceau d'Huez ou d'un autre...
DIDEROT
Cela ne fait rien à Falconet ; la statue est payée, et Falconet
fait peu de cas de la considération présente, aucun de la considération
à venir.
D'ALEMBERT
Allons, pulvérisez donc.
DIDEROT
Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à de l'humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j'arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle ; le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s'est transformé en une matière à peu près homogène, en humus, savez-vous ce que je fais ?
D'ALEMBERT
Je suis sûr que vous ne mangez pas de l'humus.
DIDEROT
Non, mais il y a un moyen d'union, d'appropriation, entre l'humus et moi, un latus, comme vous dirait le chimiste.
D'ALEMBERT
Et ce latus, c'est la plante ?
DIDEROT
Fort bien. J'y sème des pois, des fèves, des choux, d'autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre, et je me nourris des plantes.
D'ALEMBERT
Vrai ou faux, j'aime ce passage du marbre à l'humus, de l'humus au règne végétal, et du règne végétal au règne animal, à la chair.