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Karl Popper

Tolérance et responsabilité intellectuelle

Conférence, Université de Tübongen, 1981,
trad. M.-F. Folcher et M.-V. Howlet, CNDP, 1990

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L'idée d'une vérité objective et l'idée d'une recherche de la vérité sont ici d'une importance décisive.

L'homme qui le premier présenta une théorie de la vérité reliant l'idée de la vérité objective à celle de la faillibilité humaine principielle était le présocratique Xénophane. Il est né probablement en l'an 571 avant J.-C. dans l'Ionie en Asie mineure. Il fut le premier grec à penser l'écrit, le premier moraliste, le premier à penser la connaissance et le premier à penser le monothéisme.

Xénophane fut le fondateur d'une tradition, d'une forme de pensée à laquelle souscrivirent entre autres Socrate, Montaigne, Erasme et Voltaire. On a souvent appelé cette tradition, le " scepticisme ". Mais cette appellation peut aisément conduire à des malentendus. Le Duden définit le " scepticisme " comme un doute, une incrédulité, et le " sceptique " comme un homme méfiant ; et c'est apparemment la signification allemande du mot et principalement sa signification moderne. Mais le verbe grec dont est dérivée la famille lexicale (sceptique, le sceptique, le scepticisme) ne signifie pas " douter " mais " porter un regard critique, examiner, peser, analyser, chercher, explorer ".

Parmi les Sceptiques, au sens grec du mot, il y avait certainement un grand nombre qui doutait et peut-être également des hommes méfiants. Mais la malheureuse synonymie des mots " scepticisme " et " doute " fut vraisemblablement un coup de maître des Stoïciens qui voulaient caricaturer leurs concurrents. Quoi qu'il en soit, les sceptiques Xénophane, Socrate, Érasme, Montaigne, Locke et Voltaire étaient tous ou théistes ou déistes.

Ce qui est propre à cette tradition sceptique, au cardinal Nicolas de Cues, à Érasme de Rotterdam et à moi-même qui partage cette tradition tient à ce que nous insistons sur notre ignorance. De là découlent d'importantes conséquences éthiques : la tolérance ; mais la non-acceptation de l'intolérance, de la violence et de la barbarie.

Xénophane était rhapsode, et tout en étant à l'école d'Homère et d'Hésiode, il formula une critique des deux. Elle était éthique et pédagogique. Il s'élevait contre le fait que les dieux volent, mentent, soient adultères, comme Homère et Hésiode le racontaient. Cela le mena à soumettre à la critique la théorie des dieux de Homère. Le résultat effectif de la critique fut la découverte de ce que nous nommons "l'anthropomorphisme" : la découverte que toutes ces histoires de dieux grecs ne sont pas à prendre au sérieux, parce qu'elles représentent les dieux à l'image des hommes.

Je m'autorise ici à citer quelques arguments de Xénophane dans leur forme versifiée, dans ma traduction presque littérale :

Peau noire et nez camus : ainsi les Éthiopiens
R
eprésentent leurs dieux, cependant que les Thraces
Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu

Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres, qu'avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine:
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun.

Par conséquent Xénophane est confronté à un problème : comment penser les dieux après cette critique de l'anthropomorphisme ? Nous possédons quatre fragments qui contiennent une partie importante de sa réponse. Sa réponse est le monothéisme, bien que Xénophane, pareil en cela à Luther dans sa traduction du premier commandement, pour la formulation de son monothéisme, mette le mot " dieux " au pluriel. Il écrit :

Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes.
Et qui en aucun cas n'est semblable aux mortels
Autant par sa démarche, autant par ce qu'il pense.

Toujours au même endroit, il demeure où il est,
Sans du tout se mouvoir ; il ne lui convient pas
De se porter tantôt ici, tantôt ailleurs.

Sans peine, et par la force seule de l'esprit (et de la volonté),
Il donne le branle à toutes choses.

Et tout entier il voit, tout entier il conçoit,
Tout entier il entend.

Ce sont des fragments qui se rapportent à sa théologie spéculative.

Il est évident que cette théorie entièrement nouvelle représentait pour Xénophane la solution à un problème sérieux. En effet elle s'imposait à lui comme la solution du plus grand de tous les problèmes, le problème de l'univers. Quiconque ayant quelques vues sur la psychologie de la connaissance ne peut douter que cette nouvelle conception dût apparaître à son créateur comme une révélation.

Malgré cela, il avouait que sa théorie n'était guère plus qu'une supposition. Ce fut une victoire sans précédent de la critique de soi, une victoire de son honnêteté intellectuelle et de son humilité.

Xénophane généralisa cette conception de la critique de soi, d'une manière qui le caractérise en propre : il comprit que ce qu'il avait découvert à propos de sa propre théorie - qu'elle n'était malgré sa force de persuasion intuitive qu'une supposition - devait valoir pour toutes les théories humaines : tout n'est que supposition. Cela me semble révéler qu'il ne lui a pas été trop facile de qualifier sa propre théorie de supposition. Xénophane formule cette théorie critique de la connaissance en quelques beaux vers :

Non, jamais il n'y eut, jamais il n'y aura
Un homme possédant la connaissance claire
De ce qui touche aux dieux et de toutes les choses
Dont je parle à présent. Même si par hasard
Il se trouvait qu'il dit l'exacte vérité.
Lui-même ne saurait en prendre conscience :
Car tout n'est qu'opinion.

Ces quelques lignes contiennent bien plus qu'une théorie de l'incertitude du savoir humain. Ils contiennent une théorie de la vérité objective. Car Xénophane nous apprend ici que ce quelque chose que j'énonce peut être vrai sans que ni moi ni quiconque ne sache si cela est vrai. Cela veut dire que la vérité est objective. La vérité est l'accord de ce que j'énonce avec les faits, que je sache ou non en quoi consiste cet accord.

En outre ces quelques lignes contiennent une théorie de loin plus importante encore. Ils disent que si je proclamais une vérité pleinement achevée, je ne pourrais le savoir avec certitude. Car il n'y a aucun critère infaillible de la vérité. Nous ne pouvons jamais ou presque jamais être totalement certains que nous ne nous sommes pas trompés.

Mais Xénophane n'était pas un théoricien pessimiste de la connaissance. C'était un chercheur, et il est parvenu au cours de sa longue vie à améliorer de façon critique maintes suppositions, particulièrement ses théories scientifiques. Il formule cela de la façon suivante :

Ce n'est pas dès le commencement que les dieux
Ont tout dévoilé aux mortels ; mais, en cherchant,
Ceux-ci, avec le temps, découvrent le meilleur.

Xénophane explique également ce qu'il entend ici par le " meilleur ". Il conçoit l'approximation de la vérité objective, la vériproximité, la vérisimilarité. Car il dit de l'une de ses suppositions :

Veuillez considérer de telles conjonctures
Comme ayant ressemblance avec la vérité.

Il est possible que " cette supposition " ait été la théorie de la divinité de Xénophane.

Le deuxième fondateur, beaucoup plus influent, de la tradition sceptique fut Socrate. Il enseigna : " Seul est sage celui qui sait qu'il ne sait pas. " Socrate et Démocrite, à peu près son contemporain, firent indépendamment l'un de l'autre la même découverte éthique. Tous deux dirent, dans les mêmes termes :

" Mieux vaut subir l'injustice que la commettre. "

On peut bien dire que cette conception - en tous cas conjuguée à cette conception selon laquelle nous savons peu - conduit à la tolérance, comme Voltaire l'enseignait.



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