Que des martyrs
prouvent
quelque chose quant à la
vérité d'une
cause, cela est si peu vrai que je
veux montrer qu'aucun martyr n'eut jamais
le moindre rapport avec la vérité. Dans la façon
qu'a un martyr de jeter
sa certitude à la face de l'univers s'exprime un si bas degré
d'honnêteté
intellectuelle, une telle fermeture d'esprit devant la question de la
vérité, que cela
ne vaut jamais la peine qu'on le réfute. La vérité
n'est pas une
chose que l'un posséderait et l'autre non (...). Plus on s'avance
dans les choses de l'esprit, et plus la
modestie, l'absence de prétentions sur ce point deviennent grandes
: être compétent dans trois ou quatre domaines, avouer
pour le reste son ignorance...
Les martyrs furent un
grand malheur dans l'histoire : ils
séduisirent. Déduire qu'une cause pour laquelle un homme
accepte la mort doit bien avoir quelque chose pour elle - cette logique fut
un frein inouï pour
l'examen, l'esprit critique, la prudence intellectuelle. Les martyrs ont
porté
atteinte à la vérité. Il suffit encore aujourd'hui
d'une certaine cruauté dans la persécution pour donner
à une secte sans aucun intérêt une bonne réputation.
Comment ? Que l'on donne sa vie pour une cause, cela change-t-il quelque
chose à sa valeur? Ce fut précisément l'universelle
stupidité historique de tous les persécuteurs qui donnèrent
à la cause adverse l'apparence de la dignité.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Nietzsche commence par affirmer sa thèse (première phrase du
texte).
A l'origine, le martyr est celui qui se sacrifie pour témoigner de
sa foi. Par extension, un martyr est une personne qui accepte de mourir ou
de souffrir pour la défense d'une cause.
Que prouve ce sacrifice du point de vue de la valeur de cette cause ? RIEN
répond Nietzsche.
Prouver, c'est donner une preuve. Au sens strict du terme, une preuve est
une démonstration logique. Mais au sens large, ce peut être tout
ce qui peut être invoqué à l'appui d'une affirmation :
une démonstration, un fait, une vérification, un témoignage
...Une preuve doit entraîner l'assentiment éclairé, raisonné
de celui qui la reçoit.
Une cause, au sens juridique du terme, est une affaire qui se plaide.
Par extension, une cause est toute situation ou prise de position que l'on
veut soutenir et faire valoir. Si Nietzsche utilise ce terme plutôt
que celui de thèse, par exemple, c'est pour bien marquer que le martyr
ne se situe pas sur le plan de la logique et de la rationalité mais
sur celui de la rhétorique et de la passion.
"Vérité" doit être interprété
ici au sens large de "valeur" comme le confirme la deuxième
partie du texte. Il s'agit de savoir si l'on a raison de soutenir telle ou
telle cause. à la fois d'un point de vue théorique (du point
de vue de la connaissance) et d'un point de vue pratique (du point de vue
de la justice).
Lire attentivement le texte en vous aidant des notes qui apparaissent au passage de la souris sur le texte grisé.
Quelle est la thèse de l'auteur ?
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Reformulez cette thèse en vous aidant des explications sur le texte.
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Nietzsche annonce qu'il ne va pas faire une plaidoirie mais une démonstration.
Montrer, ici, veut dire démontrer. C'est sur le plan de la preuve et
non de la persuasion que Nietzsche va se placer, contrairement au martyr.
Le martyr séduit, frappe l'imagination. Il ne sollicite pas la raison.
La suite du texte sera donc l'argumentation de Nietzsche, fondée sur
une analyse de l'attirude intellectuelle qui accompagne la recherche de la
vérité.
Non seulement pour Nietzsche le sacrifice n'est pas critère de vérité,
mais il n'en est pas même un indice. Il n'y a aucun lien (pas le moindre
rapport) entre fanatisme et vérité. L'un relève de la
croyance irrationnelle, l'autre de la circonspection rationnelle. Et cette
absence de lien est totale et générale (n'eut jamais le moindre).
Le premier argument de Nietzsche a trait à l'attitude intellectuelle
du martyr.
Paradoxalement, la première chose que Nietzsche reproche au martyr
est sa "certitude". Pourtant, celui qui détient la véritable
connaissance n'est-il pas certain de ce qu'il avance? Mais en fait, la certitude,
entendue comme sentiment subjectif de détenir la vérité,
n'est pas une condition suffisante de la vérité. On n'est en
principe certain que de ce que l'on sait, c'est-à-dire de ce
qui est à la fois vrai et connu comme tel, donc justifié. Mais
ici, il s'agit moins d'être convaincu de quelque chose en ce
sens que l'on en est certain, que d'en être persuadé,
état d'esprit de celui qui tient son jugement pour vrai sans envisager
la possibilité de le remettre en cause.
Le martyr n'argumente pas, il provoque ("jeter à la face").
Il n'a pas d'interlocuteur privilégié : il s'adresse à
tous, c'est-à-dire à n'importe qui ("à l'univers"),
car il n'engage pas un dialogue, il s'expose. Nietzsche oppose ici la recherche
raisonnée et intérieure à la profession de foi affichée
et théâtrale.
Mise à part l'exigence minimale d'écoute réciproque,
les deux conditions d'un dialogue, c'est-à-dire d'un échange
de point de vue, sont d'une part l'engagement des interlocuteurs à
respecter les règles de l'argumentation, et d'autre part l'acceptation
de l'éventualité d'une révision de leur propre position.
Ce sont aussi les deux conditions de toute recherche. Or le martyr n'accepte
aucune de ces conditions.
Réfuter, c'est prouver la fausseté d'une thèse. Celui
qui ne respecte pas les règles de l'argumentation et qui refuse d'emblée
toute remise en cause de sa position ne peut pas être réfuté,
puisqu'il refuse les conditions du raisonnement logique et ses conséquences.
D'une façon générale, une personne honnête
se conforme aux règles du droit et de la morale.L'honnêteté
intellectuelle est le respect des principes de la pensée, des règles
du bon raisonnement (en particulier la non-contradiction) qui assurent sur
le plan des idées le bien fondé des prétentions, et plus
particulièrement des prétentions au savoir.
L'honnêteté intellectuelle exige que l'on accepte de renoncer
à sa thèse lorsque notre adversaire en a prouvé l'invalidité.
L'honnêteté intellectuelle est la condition de tout débat.
Si l'attitude du martyr n'est pas intellectuellement honnête, ce n'est
pas parce qu'il serait de mauvaise foi, en ce sens qu'il ne serait pas lui-même
persuadé d'avoir raison, mais c'est qu'il refuse d'avance la possibilité
d'avoir tort, indépendamment de toute raison.
C'est pourquoi Nietzsche parle de "fermeture d'esprit". Avoir l'esprit
ouvert, c'est non seulement faire preuve de tolérance, mais aussi de
souplesse. C'est accepter la divergence des points de vue, mais aussi la possibilité
d'en changer. Le martyr, dans son aveuglement fanatique n'accepte ni l'une,
ni l'autre.
L e martyr est certain de posséder la vérité.
Mais la recherche de la vérité repose non pas sur la certitude
et l'arrogance initiale, mais au contraire sur le doute et la prudence. La
vérité n'est pas pour Nietzsche quelque chose que l'on peut
s'approprier, surtout pas exclusivement, et encore moins intégralement.
La vérité ne se possède pas, elle se cherche. Et quand
on l'a trouvée, elle est universelle, c'est-à-dire qu'elle n'appartient
à personne. Elle est un bien commun. C'est même le propre de
la connaissance, contrairement à l'opinion, de pouvoir être partagée
: à chacun son opinion, mais à tout le monde la vérité,
quand elle est connue comme telle.
C'est le doute et non la certitude inconditionnelle qui caractérise
la vérité. Au fanatisme illimité du martyr, Nietzsche
oppose la compétence limitée de l'homme de science.
Nietzsche a donc montré que l'attitude du martyr est incompatible avec
la recherche de la vérité.
De plus, selon Karl Popper, la certitude n'est jamais une certitude positive.
On ne sait jamais en toute certitude si l'on a raison, on sait seulement si
on a tort : quand les tests expérimentaux réfutent nos théories.
"La science est un processus de conjecture et réfutation.".
En science, on ne s'installe jamais dans la certitude. Une thèse acceptée
n'est jamais qu'une thèse que l'on n'a pas encore réussi à
réfuter.
Vertu philosophique par excellence, ainsi que le disait déjà
Socrate:
"je me disais à moi-même : " je suis plus sage que
cet homme-là. Il se peut qu'aucun de nous deux ne sache rien de beau
ni de bon; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu'il ne sait rien,
tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me
semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que
ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. " "
Platon, Apologie de Socrate
Le deuxième aragraphe traite des conséquenses du fanatisme.
En parlant de malheur, Nietzsche montre bien qu'il change de registre. Il
passe du domaine épistémologique au domaine éthique.
Cependant, sa position est paradoxale : au lieu de considérer les martyrs
comme des victimes malheureuses comme on les présente souvent, en particulier
dans la tradition religieuse, les martyrs sont ici accusés d'être
source de malheur.
Exemple : le terrorisme.
Les martyrs exercent une fascination qui tient lieu de réflexion.
Le thème de la séduction appartient au domaine des passions,
traditionnellement opposé au domaine de la raison.
La raison convainc. Elle n'a pas besoin de séduire.
Nietzsche revient une nouvelle fois sur les vertus intellectuelles
associées à la science.
Le libre examen (en particulier des textes sacrés) avait été
une revendication importante des Lumières au siècle précédent
(Nietzsche est un philosophe du XIX ème siècle). C'est ce libre
exercice du jugement que tous les fanatismes refusent (et en particulier le
fanatisme religieux).
L'exercice de l'esprit critique (opposé à l'argument d'autorité)
ainsi que la liberté d'expression avaient été également
des conquêtes importantes des Lumières, au point que Kant en
avait fait la devise des Lumières :
" Sapere aude ! " Ose te servir de ton entendement, telle est
la devise des Lumières.
Kant, Réponse à la question : " Qu'est-ce que les Lumières?"
Enfin, la prudence intellectuelle ne doit pas être confondue avec le
manque de courage dans la défense de ses convictions. La prudence ne
s'oppose pas ici à un supposé courage des martyrs. La prudence
s'oppose à l'intolérance et au dogmatisme.
On pourrait reprendre la chanson de Brassens : " Mourir pour des idées,
d'accord, mais de mort lente ! " pour ne pas risqué d'avoir donné
sa vie pour des idées " qui n'ont plus cours le lendemain ! "
Se sacrifier n'est pas un argument. Cela relève de la propagande et
de la manipulation.
Et non être porteur de vérité.
Le malheur est triple :
1) La vérité est bafouée.
2) Le martyr a sacrifié inutilement sa vie.
3) Le martyr fait école, le fanatisme triomphe et les dissidents risquent
à leur tour d'être persécutés.
U ne cause n'est digne d'être soutenue que si elle est vraie ou juste.
L'injustice subie par le défenseur d'une cause n'implique pas la justice
de la cause défendue. Le fait que les persécuteurs aient tort
de persécuter n'entraîne pas que le persécuté ait
raison.
Ce contresens est lié à une confusion entre l'affectivité
et la rationalité. On reporte sur les thèses la sympathie que
soulève leur défenseur.
L'exemple d'une secte n'est pas choisi au hasard. Comme le fait remarquer
Voltaire dans la définition qu'il donne de ce mot dans son dictionnaire
philosophique : " toute secte, en quelque genre que ce puisse être,
est le ralliement de l'erreur. Scotistes, thomistes, réaux, nominaux,
papistes, calvinistes, molinistes, jansénistes, ne sont que des noms
de guerre. Il n'y a point de secte en géométrie ; on ne dit
point un euclidien, un archimédien. Quand la vérité est
évidente, il est impossible qu'il s'élève des partis
et des factions. Jamais on n'a disputé s'il fait jour à midi.
"
L'aveuglement des persécuteurs consiste à ne pas se rendre compte
que la persécution elle-même sert de substitut à l'argumentation
déficiente : on confère à la cause des victimes une force
persuasive qu'elle était incapable d'avoir de son propre fondement.
Mais dire qu'aucun persécuté n'a raison du seul fait de sa persécution
ne veut pas dire que tous les persécutés sont dans leur tort
! Nietzsche dit simplement que s'ils ont éventuellement raison, c'est
pour des raisons indépendantes de leur persécution.