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Problèmes de philosophie
(1912)

3. Nature de la matière

Problèmes de philosophie, trad. S. M. Guillemin, Payot, 1975, pp. 31-42

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3. NATURE DE LA MATIERE

Dans le chapitre précédent, nous avons admis, quoique sans découvrir à cela des raisons absolument probantes, qu'il est rationnel de croire au témoignage de nos réactions sensorielles, par exemple à celui que nous considérons comme étant associé à la présence de ma table; nous croyons donc que ce témoignage est un signe indiquant l'existence d'entités qui ne dépendent pour leur existence, ni de nous, ni de nos perceptions. Ainsi, au-delà des perceptions de couleur, de dureté, de résonance et autres, qui, par leur en.semble, constituent pour nous l'apparence de la table, je suppose qu'il y a autre chose dont ces faits constituent l'apparence. La couleur cesse d'exister dès que je ferme les yeux, la dureté n'est plus sensible si je n'ai plus de contact avec la table, la résonance m'est inconnue aussitôt que je cesse de frapper la table de mon poing. Mais je ne pense pas pour autant que lorsque ces perceptions n'existent plus, la table cesse aussi d'exister. Au contraire, c'est parce que la table existe de façon permanente que toutes mes réactions sensorielles renaîtront dès que je rouvrirai les yeux, dès que je toucherai la table, dès que je la frapperai de mon poing. Au cours de ce chapitre, nous devrons étudier la question suivante: quelle est la vraie nature de la table réelle qui a une existence permanente et distincte de mon « moi »?

La physique répond à cette question de façon quelque peu incomplète il est vrai, et partiellement encore très hypothétique, mais d'une façon qui, pour ce qu'elle vaut, mérite tout de même notre considération. La physique, plus ou moins inconsciemment, a été amenée à admettre que tous les phénomènes naturels se réduisent à l'idée de mouvement. La lumière, la chaleur, le son proviennent de vibrations transmises par un mouvement ondulatoire, depuis le corps qui les émet jusqu'à la personne qui est en sa présence; ces ondes se meuvent dans l'éther ou bien dans la matière brute, mais dans l'un ou l'autre cas, il s'agit de ce que le philosophe nomme la « matière ». Les seules propriétés que la science reconnaît à ces ondes sont une position dans l'espace et le pouvoir de se mouvoir suivant les lois du mouvement. La science ne leur refuse pas d'autres propriétés, mais, si elles en possèdent, celles-ci ne sont pas utiles à la science et ne peuvent en aucune façon aider à expliquer divers phénomènes.

On dit parfois que la lumière est due à des vibrations extrêmement rapides des molécules lumineuses, mais c'est là une opinion trompeuse; en effet la lumière dont nous avons connaissance directement grâce à nos sens n'est pas en apparence un phénomène dû à des mouvements vibratoires, mais quelque chose de tout à fait différent, une clarté que nous connaissons tous si nous ne sommes pas aveugles, bien que nous ne puissions la décrire de manière à la représenter à un aveugle. Un mouvement vibratoire ou ondulatoire, au contraire, pourrait fort bien être décrit à un aveugle, puisque celui-ci peut acquérir une notion de l'espace par le sens ou toucher; et il peut aussi se rendre compte du mouvement ondulatoire des vagues, au cours d'un voyage en mer, à peu près comme nous; mais ce n'est pas là ce que nous entendons par le mot lumière; nous entendons par lumière ce qu'un aveugle ne pourra justement jamais se représenter et ce que nous ne pourrons jamais lui décrire.

Or, en ce qui concerne ce phénomène de la lumière que connaissent tous ceux qui ne sont pas aveugles, il ne se trouve pas, en réalité, d'après la science, dans le monde extérieur: c'est quelque chose qui se produit du fait de certaines ondes qui viennent frapper les yeux, les nerfs et le cerveau de la personne qui voit la lumière. Quand on dit que la lumière est faite d'ondes, cela signifie véritablement que ces ondes sont la cause physique de notre sensation de la lumière. Mais la lumière même, ce phénomène que les gens qui voient perçoivent et que les aveugles ignorent, ne fait pas partie, selon les données scientifiques, du monde qui est indépendant de nous et de nos sens. Et des remarques analogues pourraient s'appliquer à d'autres sortes de sensations.

Les couleurs et les sons ne sont pas les seuls objets de nos perceptions à être absents du monde scientifique de la matière; il Y a aussi l'espace, tel que nous le font connaître nos sens de la vue et du toucher. Pour la science, il est essentiel que la matière soit placée dans l'espace, mais cet espace ne peut être exactement l'espace que nous percevons Remarquons en premier lieu que l'espace tel que nous le voyons, n'est pas exactement le même que celui - que nous connaissons par le toucher; c'est seulement par l'expérience que nous apprenons dès l'enfance à toucher les choses que nous voyons, ou encore à nous placer de façon à voir les choses que nous sentons proches de nous. Mais l'espace scientifique n'est ni celui de la vue, ni celui du toucher, il ne nous est pas perceptible.

Faisons cette autre remarque: des personnes différentes voient le même objet sous différentes formes selon l'angle sous lequel ils regardent l'objet. Par exemple, une pièce de monnaie, bien que nous la jugions toujours en forme de cercle, peut nous paraître ovale si nous ne la regardons pas exactement de face. Lorsque nous disons qu'elle est en forme de cercle, nous admettons que la pièce a une forme réelle qui n'est pas sa forme apparente, mais qui lui appartient intrinsèquement, sans qu'il faille tenir compte de son apparence. Or cette forme réelle qui est la seule retenue par la science, doit obligatoirement se trouver dans un espace réel et scientifique, différent de l'espace apparent perçu par tout le monde. L'espace réel est le même pour tous, tandis que l'espace apparent est l'espace particulier de celui qui le perçoit; pour chacun, et selon l'espace particulier à chacun, le même objet paraît avoir différentes formes; en conséquence, l'espace véritable dans lequel les objets ont leur forme véritable, doit être différent de l'espace particulier à chacun de nous. L'espace scientifique, bien qu'il ait un rapport avec l'espace que nous percevons, ne lui est pas identique et le rapport existant entre eux demande à être analysé.

Nous avons admis provisoirement que les objets physiques ne peuvent pas être exactement identiques à ceux que nous font voir nos réactions sensorielles, mais qu'on peut les considérer comme étant la cause de ces réactions. Ces objets physiques se trouvent dans l'espace scientifique que nous pouvons aussi appeler l'espace physique. Il est important de noter que, si nos témoignages sensoriels sont provoqués par des objets physiques, il doit exister un espace physique qui contient aussi bien ces objets que nos organes sensoriels et notre cerveau. Notre toucher met en évidence le fait que nous sommes en contact avec un objet, c'est-à-dire qu'une partie de notre corps occupe dans l'espace physique une place toute proche de l'espace occupé par cet objet. Nous voyons un objet (pour parler en termes généraux) lorsque aucun corps opaque ne se trouve dans l'espace physique entre l'objet et nos yeux. De même nous entendons, nous sentons ou nous goûtons UI objet seulement lorsque nous en sommes assez près ou quand notre langue touche l'objet, ou quand l'objet et nous-mêmes sommes placés d'une façon appropriée dans l'espace physique. Nous ne pouvons prétendre énumérer les diverses réactions que suscite en nous dans différentes conditions un objet donné, sauf si nous considérons l'objet en question et nous-mêmes comme se trouvant ensemble dans le même espace physique; en effet, ce sont surtout les positions relatives de l'objet et de nous-même qui déterminent nos réactions sensorielles.

Or, nos réactions sensorielles se produisent dans notre espace particulier, l'espace de la vue, ou celui du toucher, ou d'autres espaces moins bien définis: relatifs aux autres sens. Si, comme l'admettent science et le bon sens, il existe un seul espace qui englobe tous les objets physiques, les positions relatives de ces objets physiques dans l'espace physique doivent plus ou moins correspondre aux positions relatives des réactions sensorielles de chacun de nous dans nos espaces particuliers. Supposer qu'il en est ainsi ne soulève pas de difficulté. Si notre vue nous montre sur une route une maison qui est plus proche de nous qu'une autre, les autres sens nous confirmeront que cette maison est en effet plus rapprochée de nous; par exemple, en marchant sur la route nous l'atteindrons plus vite qu'une autre. D'autres personnes également seront d'accord pour dire que la maison qui nous paraît plus rapprochée, l'est véritablement; la carte nous le montrera de même; et ainsi tout concourra à nous donner à croire que la relation spatiale qui existe entre les maisons, correspond aux relations existant entre nos divers témoignages sensoriels concernant la situation de cette maison. Nous pouvons donc admettre qu'il y a réellement un espace physique dans lequel les objets physiques ont entre eux des positions relatives qui correspondent à celles que nous indiquent dans notre pace particulier nos propres témoignages sensoriels. C'est cet espace physique général dont il est question pour l'étude de la géométrie et qui est supposé exister lorsqu'on traite des lois physiques astronomiques.

En admettant qu'il existe un espace physique et qu'il corresponde donc à notre espace particulier, que pouvons-nous connaître à son sujet? Nous ne pouvons savoir que ce qui est nécessaire pour établir la correspondance entre cet espace général et les espaces particuliers; c'est-à-dire que nous ne pouvons rien savoir de ce qu'est par lui-même cet espace présumé, mais nous avons connaissance de la manière dont s'y trouvent placés les objets physiques. Nous pouvons savoir, par exemple, que la Terre, la Lune et le Soleil sont, au cours d'une éclipse, placés sur une même ligne droite; et cependant, nous ignorons ce qu'une ligne droite de l'espace physique est en elle-même; tout ce que nous connaissons, c'est l'apparence que prend pour nous une ligne droite dans notre espace visuel particulier. Ainsi, nous sommes amenés à connaître beaucoup plus de particularités concernant les relations des distances entre elles dans l'espace physique que concernant les distances mêmes; nous pouvons savoir qu'une distance est plus grande qu'une autre ou qu'elle suit la même ligne droite qu'une autre, mais il nous est impossible d'avoir une connaissance directe des distances telles qu'elles sont dans l'espace physique; nous connaissons cependant les distances qui appartiennent à notre espace particulier au même titre que nous connaissons nos témoignages sensoriels, quels qu'ils soient. Au sujet de cet espace physique, nous pouvons acquérir certaines données analogues à celles qu'acquiert un aveugle concernant le monde qu'il ne peut voir par le seul intermédiaire de ceux qui voient; toutefois, certaines données demeureront à jamais inconnues à l'aveugle, et le même ordre de données nous est également insaisissable en ce qui concerne l'espace physique. Nous pouvons saisir les propriétés des rapports requis pour que puisse exister une correspondance entre les objets et nos témoignages sensoriels, mais nous ne pouvons connaître la nature des termes qui sont la base de ces rapports.

En ce qui concerne le temps, notre sentiment de la durée, c'est-à-dire notre évaluation du temps qui s'écoule, est notoirement précaire et nous ne pouvons nous y fier pour connaître le nombre des heures écoulées, telles que l'indique la pendule. Lorsque l'ennui est en nous ou que la souffrance nous accable, le temps semble passer lentement; quand nos occupations sont agréables, les heures se succèdent rapidement; enfin le sommeil supprime toute notion de temps: en cet état le temps n'existe plus. Si nous considérons le temps comme étant une durée, il faut y distinguer comme pour l'espace un temps d'ordre général extérieur à nous et le temps particulier qui est le cadre de notre existence. D'autre part, si le temps consiste seulement en une notion d'ordre, de déroulement des faits « avant et après », il n'est pas besoin de faire une telle distinction; l'ordre dans lequel les événements semblent se dérouler est, autant que nous pouvons en juger, identique à celui qui régit véritablement leur succession. En tout cas, rien ne nous autorise à supposer que ces deux ordres ne sont pas identiques. Il en est généralement de même de l'espace: si un régiment est en marche sur une route, la forme que prend le régiment différera selon le point d'où on le regarde défiler, mais vus de n'importe ou, les hommes paraîtront toujours rangés dans le même ordre. C'est pourquoi nous considérons que l'ordre est le même pour nous dans l'espace physique, alors que la forme n'est censée correspondre à l'espace physique que dans la mesure où elle est nécessaire à l'ordre.

En disant que l'ordre apparent des événements dans le temps est le même que leur ordre réel, il faut nous méfier d'un malentendu possible. Nous ne devons pas supposer que les différents états des différents objets physiques se suivent dans le même ordre que les réactions sensorielles qui constituent pour nous la perception de ces objets. Considérés en tant qu'objets physiques, le tonnerre et l'éclair sont simultanés; c'est-à-dire que l'éclair et le déplacement d'air sont simultanés à l'endroit, soit où le déplacement prend naissance, soit où se produit l'éclair. Mais le témoignage sensoriel que nous appelons "entendre le tonnerre" se constitue seulement après que le bruit du déplacement d'air soit parvenu jusqu'à nous. De même, il faut environ huit minutes à la lumière solaire pour nous atteindre; lorsque nous voyons cette lumière, nous ne voyons en réalité que la lumière émise huit minutes plus tôt; si le soleil physique avait cessé d'exister au cours de ces huit minutes, nous éprouverions tout de même la réaction sensorielle que nous appelons « voir le soleil ». Cet exemple illustre une fois de plus la nécessité qu'il y a de faire une distinction entre les témoignages sensoriels et les objets physiques.

Ce que nous avons remarqué concernant l'espace physique est à peu près semblable à ce que nous découvrons touchant la correspondance des réactions sensorielles et de leurs contreparties physiques. Si un objet paraît bleu et un autre rouge, nous pouvons raisonnablement formuler l'hypothèse qu'il existe une distinction correspondante entre les deux objets physiques; si les objets paraissent tous deux bleus, nous pouvons supposer l'existence d'une similitude correspondante. Mais nous ne pouvons espérer connaître directement ce qui, dans l'objet physique réel, le fait paraître rouge ou bleu. La science nous dit que les diverses colorations sont dues à la différence de longueur d'ondes des mouvements vibratoires agitant les corpuscules lumineux; cela nous paraît normal, parce que nous pensons qu'il s'agit d'ondes se déplaçant dans l'espace que nous voyons. Or, ces ondes doivent en réalité occuper l'espace physique dont nous n'avons aucune connaissance directe, et ces ondes en mouvement nous sont en réalité beaucoup moins connues que nous ne le pensons. Ce qui se passe pour les couleurs est tout à fait analogue aux autres phénomènes qui engendrent nos réactions sensorielles. Nous découvrons ainsi que, même si les rapports existant entre les objets physiques ont un certain nombre de caractéristiques définissables qui découlent de leur correspondance avec celles des réactions sensorielles, les objets physiques mêmes nous demeurent inconnus quant à leur nature intrinsèque, autant qu'on peut en juger au moyen de nos sens. Il reste à savoir s'il y a une méthode quelconque pour découvrir la nature intrinsèque des objets physiques.

L'hypothèse la plus naturelle, quoique pas obligatoirement la plus défendable, consiste à dire d'abord, du moins en ce qui concerne les témoignages visuels, que même si les objets physiques ne peuvent, pour les raisons déjà étudiées, être tout à fait semblables à ce que nous font connaître nos sens, ils peuvent cependant être plus ou moins analogues. Selon cette façon de penser, les objets physiques pourraient, par exemple, être réellement colorés, et nous pourrions peut-être voir l'objet coloré comme il l'est réellement. La couleur que nous voyons est une couleur apparente qui est à peu près la même à n'importe quel moment donné et sous différents angles; nous pourrions donc supposer que la vraie couleur de l'objet serait une sorte de couleur moyenne, intermédiaire entre les différentes nuances qui apparaissent selon qu'on regarde l'objet sous un angle ou sous un autre.

Une telle théorie ne peut sans doute pas être totalement réfutée, mais on peut la considérer comme non fondée. Tout d'abord, la couleur que nous voyons ne dépend, c'est évident, que de la nature des ondes lumineuses qui frappent nos yeux, et elle peut en conséquence être modifiée par ce qui se trouve entre nous et l'objet, ainsi que par la façon dont la lumière est réfléchie par l'objet en direction de nos yeux. L'air ambiant transforme les couleurs, à moins qu'il ne soit parfaitement limpide, et toute réfraction un peu forte les changera complètement. La couleur, telle que nous la distinguons, est donc engendrée par la lumière réfractée qui frappe nos yeux et n'est pas seulement une propriété de l'objet d'où le rayon lumineux est réfracté. Nous verrons ainsi une couleur particulière pourvu que certaines ondes frappent notre vision, et cela, que l'objet même d'où partent les ondes soit coloré ou non. C'est donc une supposition purement gratuite de dire que les objets physiques sont réellement colorés; nous ne sommes en aucune façon justifiés d'émettre une telle opinion. Les mêmes arguments s'appliquent exactement aux témoignages sensoriels autres que la vue.

II nous reste à savoir s'il existe des arguments philosophiques d'ordre général qui puissent permettre de dire que, si la matière est réelle, sa nature a obligatoirement tel ou tel caractère. Comme nous l'avons expliqué plus haut, de très nombreux philosophes, et même peut-être la plupart d'entre eux, ont été d'avis que tout ce qui est réel, a obligatoirement en un certain sens un caractère mental: ou en tout cas, que tout objet de notre connaissance, quel qu'il soit, est obligatoirement et en un certain sens d'ordre mental. Les philosophes qui professent cette opinion sont appelés « idéalistes ». Ils assurent que tout ce qui a l'apparence de la matière n'est en réalité que le résultat d'un phénomène mental; selon Leibniz, la matière ou « unité substantielle » a sa place dans l'échelle des êtres comme entité rudimentaire; selon Berkeley, elle est seulement une idée de l'esprit humain qui, comme on le dit communément, « perçoit» la matière. Les philosophes nient donc l'existence de la matière en tant qu'intrinsèquement différente de l'esprit, mais ils ne nient pas que nos réactions sensorielles soient les signes indiquant qu'il existe quelque chose indépendamment de nos sensations personnelles. Dans le prochain chapitre, nous examinerons brièvement les raisons, à mon avis fallacieuses, que donnaient les idéalistes pour soutenir leur théorie.




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