Sénèque
Lettres à Lucilius,
Lettre 47
(Ier siècle ap. J.-C.)
Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. F. Préhac, H. Noblot et P. Veyne, Laffont, 1993.
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Je suis heureux d'apprendre de ceux qui viennent d'auprès de toi que tu vis en famille avec les esclaves, conduite bien digne du personnage éclairé, cultivé que tu es. " Ce sont des esclaves. " Non, ce sont des hommes. " Ce sont des esclaves. " Non, des compagnons de gîte. " Ce sont des esclaves. " Non, mais d'humbles amis. " Ce sont des esclaves. " Des esclaves comme nous-mêmes, si l'on songe que la fortune étend ses droits également sur nous comme sur eux.
Aussi je trouve ridicules ces gens qui considèrent comme un scandale de souper avec leur esclave ; et pourquoi ? Parce qu'une mode insolente exige au souper du maître toute une troupe d'esclaves debout à l'entour de lui. Le maître absorbe plus qu'il n'en peut recevoir : glouton insatiable, il surcharge un estomac dilaté, qui a désappris ses fonctions ; ingérant avec peine, il rend le tout dans un effort encore plus laborieux. Cependant les malheureux esclaves n'ont pas le droit de remuer les lèvres, fût-ce pour parler. La verge étouffe tout murmure. Il n'y a pas d'exception, même pour les bruits involontaires, accès de toux, éternuement, hoquet. Tout manquement à la règle du silence s'expie par un châtiment brutal. Ils passent la nuit entière debout, à jeun et muets. Voyez la conséquence : ils parlent du maître, ces esclaves à qui vous défendez de parler en présence du maître. Jadis ils causaient en présence du maître, et avec lui ; on ne les tenait pas bouche cousue : ils étaient prêts, ceux-là, à s'offrir au bourreau pour le maître, à détourner sur leur tête le péril qui le menaçait. Ils parlaient à table ; ils se taisaient sous les tortures.
Et puis on va répétant cet adage, inspiré du même orgueil dédaigneux : autant d'esclaves, autant d'ennemis. Ce ne sont pas des ennemis ; c'est nous qui les faisons tels. J'omets cependant d'autres traits de notre barbarie, de notre inhumanité, des procédés qui, leur étant appliqués comme s'ils étaient non pas même des hommes, mais des bêtes de somme, sont autant d'abus. Nous sommes étendus sur nos lits de festin : cet esclave essuie les crachats ; cet autre, accroupi, ramasse les déjections des convives pris de vin. Cet autre encore découpe des oiseaux rares ; sa main experte, passant par une suite de mouvements précis du bréchet au croupion, secoue au bout du couteau les aiguillettes. C'est un malheureux dont la vie a pour tout emploi de débiter convenablement de la volaille. Mais l'homme qui dresse à un tel métier dans l'intérêt de son plaisir n'est-il pas vraiment plus à plaindre que celui qui subit ce dressage par nécessité ? L'échanson, paré comme une femme, s'évertue à démentir son âge : il ne saurait échapper à l'enfance ; on l'y ramène de force. Tout épilé, avec déjà le port d'un soldat, par frictions d'onguent ou à la pince, il ne ferme pas l'il de la nuit, la partageant entre l'ivrognerie et la lubricité de son maître ; sous la courtine, un mâle ; pour la table, un petit garçon. Voici celui qui a droit de censure à l'égard des convives. Il est de faction, le pauvre, pour noter à l'occasion ceux que leur talent de flatteurs, leur intempérance de bouche ou de langue feront réinviter le lendemain. Ajoute les chefs d'office, subtils connaisseurs du palais du maître ; ils savent le mets dont la saveur éveillera son appétit ou dont la vue le réjouira ; telle nouveauté qui ranimera son estomac blasé ; ce dont il est rassasié jusqu'au dégoût ; ce qu'il a envie de manger ce jour-là.
Quant à souper avec eux, l'idée lui en est intolérable. Il croirait attenter à sa propre grandeur, si la même table le recevait, lui et son esclave. Ah justes dieux, combien il a de maîtres issus de cette classe intime ! À ta porte de Calliste j'ai vu attendre debout son ancien maître ; j'ai vu ce maître qui lui avait accroché l'écriteau, qui l'avait exposé pour la vente dans un lot de rebut, arrêté au passage, tandis qu'entraient les autres. L'ancien esclave payait de la même monnaie l'homme qui l'avait mis dans ce premier lot sur lequel le commissaire-priseur essaie sa voix : il le mettait à son tour au rancart : il le déclarait indigne de sa maison. Calliste a été vendu par son maître, mais il le lui a fait payer cher !
Veux-tu bien te dire que cet être que tu appelles ton esclave est né
de la même semence que toi ; qu'il jouit du même ciel, qu'il respire
le même air, qu'il vit et meurt comme toi. Tu peux le voir libre comme
il peut te voir esclave ; Lors du désastre de Varus, bon nombre de
personnages de la plus illustre naissance, qui comptaient sur leur carrière
militaire pour entrer au sénat, ont été humiliés
par la Fortune : de l'un elle a fait un pâtre, de l'autre un gardien
de cabane. Avise-toi donc de mépriser un homme dont la condition peut
devenir la tienne, au moment où tu lui marques ton mépris.
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